Karen Chatham et Lesa Aldridge, Memphis (Tennessee), 1974, William Eggleston
Cet été, une amie m’a quittée. Je pourrais écrire « on s’est quittées », tant j’ai contribué à provoquer son départ, mais c’est elle qui a dit qu’elle n’avait plus envie de me revoir. C’est elle qui a rompu. Mais rompu quoi, exactement ?
La question est délicate. Le schéma est pourtant chez moi si récurrent que j’éprouve le besoin de l’ausculter ici. En amour, j’ai la chance de vivre une histoire longue et fluide, mais en amitié, oh là là, que de drama ! Plus jeune surtout, combien ai-je pu prendre de coups ! Combien ai-je dû en donner aussi, inconsciente de ma violence !
Je ne m’explique pas complètement cette inclination, qui ne concerne heureusement pas toutes mes relations. Ce que j’ai tout de même pu identifier, c’est ma tendance aux rapports verticaux avec des personnalités qui m’éblouissent par leur charisme. Longtemps, dans ces cas précis, j’ai basculé dans une admiration sans bornes, hissant l’amie sur un piédestal. En quête d’absolu, j’étais sensible à la figure du gourou. Avec moi, c’était tout ou rien. Je parle au passé mais j’hésite, j’ai vite fait de redévaler ma pente naturelle. J’aime être guidée par une main puissante, rassurante et maternelle.
Dans ces amitiés passionnelles, je me plaçais en-dessous, en position de soumission, mais avec en retour beaucoup d’attentes. Le déséquilibre était intrinsèque, bien qu’invisible à l’œil nu, car masqué par le mode fusionnel. On était trop proches pour y voir clair, aveuglées par notre plaisir à vivre une relation en miroir. La lune de miel pouvait durer plusieurs années, soudées que nous étions par les mêmes fragilités narcissiques.
Et puis un jour, mes peurs finissent par me rattraper. La crainte de décevoir et de perdre l’autre génère des frictions. Je suis trop tendue pour percevoir ces signes avant-coureurs. Mais on ne retient pas les gens. La rupture surgit quand l’une ou l’autre arrive au bout de ses efforts. La séparation peut être explosive, à la mesure du déni. Moins on a voulu voir, plus on tombe de haut. Certaines m’ont traumatisée : mails acrimonieux, dispute en voiture devant témoins pris en otage, pleurs au téléphone… Ce qui explose alors, ce sont les reproches. Il m’a fallu du temps et beaucoup de recul pour comprendre que celui ou celle qui les fait se parle en fait à lui-même. On reproche ce qui n’est pas réglé chez soi.
Après la rupture, il faut expérimenter la douleur du manque. Le deuil est difficile, la perte crée un vide, et j’ai horreur du vide. J’ai souvent cru que je ne m’en remettrais pas, que je ne saurais pas faire sans.
L’expérience m’a appris que si. J’ai découvert que je savais avancer seule, que j’étais plus forte que ce que je croyais, que je survivais au vertige des ruptures, et plutôt bien avec ça. Je ressors de ces crises chaque fois plus stable et plus sûre de moi. Les ruptures exigent du courage, mais obligent à mûrir.
J’ai réalisé que toutes les amitiés n’ont pas vocation à durer, que celles qui tiennent sont des exceptions à chérir. Que cela ne doit rien enlever à une amitié brève mais féconde. Qu’on a plus ou moins de choses à partager, à vivre ensemble.
L’expérience m’apprend aussi à partir à temps. « Il faut savoir se quitter », chante Barbara. Partir avant d’abîmer ce qui peut être sauvé. J’identifie de plus en plus tôt les signes que ça ne va plus, que mes limites ont été franchies, que la rupture est devenue inévitable.
« Lorsque deux personnes veulent vivre ensemble en bons termes, elles doivent se traiter mutuellement sur un pied d’égalité », énonce le philosophe de ma bible Avoir le courage de ne pas être aimé. J’essaie, mais parfois, avec ces amies envoûtantes, la relation horizontale n’est pas possible. Je les aime, elles m’attirent, mais j’ai appris à m’en éloigner. Comme le sucre, comme une drogue, elles ne me font pas que du bien. Elles m’insécurisent. Je continue de les placer au-dessus de moi, dans un mélange d’admiration et de crainte. Elles provoquent chez moi trop de projections, elles réactivent trop de peurs anciennes. Je me compare, je me rabaisse. Je ne sais pas gérer le tourbillon intérieur dans lequel elles me plongent. Seule solution : prendre mes distances.
Pour cela, il me faut verbaliser la rupture. Une étape libératrice, mais périlleuse. Mark ne comprend pas que je m’inflige une telle épreuve. Lui se contente de ne plus voir les gens avec qui le courant ne passe plus. Quand cette amie a beaucoup compté, je ne peux pas. J’ai besoin d’affronter la situation, de poser des mots, par respect pour moi, pour elle, pour nous.
Ces discussions sont difficiles. Je suis dans un état de concentration extrême pour écouter l’autre, peser mes mots, capter ce qui se joue. Encore aujourd’hui, je n’y arrive pas toujours. Le dialogue vire souvent au dialogue de sourds. Même avec les meilleures intentions du monde, on doit se rendre à l’évidence : on se quitte car on ne se comprend plus. On se sépare sur fond de malentendus.
Mais là encore, la maturité a du bon. Ce n’est pas parce qu’on ne s’entend plus que l’on doit sombrer dans l’amertume ou renier ce que l’on garde en commun. Ces amitiés tumultueuses m’ont laissé une multitude de souvenirs et d’enseignements que j’ai à cœur d’honorer. Avec le temps vient aussi le moment où je peux me regarder en face, reconnaître peu à peu mes torts, sans m’en vouloir car j’ai fait ce que j’ai pu. Et souhaiter le meilleur à l’autre, sans moi.
Enfin, m’éloigner de certaines amies a eu pour effet de me rapprocher d’autres. Avec elles, je savoure des relations franches et lumineuses. Je mesure ma chance de cheminer à leur côté. Pour un instant ou pour longtemps.
J'assimile chacune de mes amitiés perdues à un changement de vie précis (souvent du célibat puis couple, divorce, choix de vie radical, mort d'un parent, déménagement, premier enfant, etc.). C'est comme si une clause du contrat d'amitié avait changé et cela engendrait une scission sans négociation. Après, pour la forme, je suis plutôt Team Mark même s'il n'est pas toujours possible d'échapper à ces fameux (et souvent pénibles) dialogues de sourds. En tout cas, merci d'aborder ce sujet tellement sensible où chacune peut se retrouver.
Dans l’espace de la lecture de ta newsletter d’aujourd’hui, chère Géraldine, j’ai compté, une à une, les ruptures amicales que j’ai eu: cinq.
Cinq relations qui m’ont énormément appris sur mon ombre. Des mines d’or, finalement. Comme des espèces de loupes pour m’aider à réfléchir aux différentes étapes de ma vie et de mon développement.