Les Ménines, par Pablo Picasso (1957), d’après Les Ménines, de Diego Vélasquez (1656)
« Je suis abonnée à très peu de comptes Instagram de céramistes, m’a un jour confié une amie sculptrice. Ça me déstabilise trop. Je n’ai pas envie de voir ‘ce qui se fait’, ‘ce qui marche’. Je sais d’expérience que m’exposer au travail de mes contemporains me fait plus de mal que de bien. Je préfère rester dans ma bulle et me concentrer sur ma façon de faire. »
A priori, mon approche est différente. Je prends un immense plaisir à regarder ce que font les autres, dans mon domaine ou ailleurs. Ça nourrit mon imaginaire, me donne des idées, me fait avancer. En outre, je ne suis pas une artiste. Mes activités de rédactrice, de coach, de formatrice dépendent de ma capacité d’adaptation à un marché. Je me dois de « sentir le vent ». Ce n’est pas une contrainte. Ma curiosité de journaliste se double d’un goût pour le marketing. Plus jeune, en école de commerce, j’adorais faire des benchmarks, étudier la concurrence. Je continue de lire des articles sur les stratégies des marques, j’écoute des podcasts sur le parcours d’entrepreneurs.
Pourtant, dans les moments de doute, mon intérêt flanche. Je suis sur un projet qui n’avance pas aussi vite que je le voudrais, ou qui n’obtient pas les résultats que j’escomptais, et – paf ! – je tombe dans la comparaison. Untel a tout compris, y arrive mieux, est plus fort que moi. Je vous passe la tête dans les mains et la spirale défaitiste qui s’amorce alors. Dans ces cas-là, la seule façon de m’en sortir est de « fermer les écoutilles » et d’adopter le mode protecteur de mon amie sculptrice. Je me convaincs que je n’ai pas besoin des autres pour avancer, je plonge en moi et tente de creuser mon sillon.
Cette semaine toutefois, un texte de Mihaly Csikszentmihalyi m’a perturbée. Je vous ai déjà parlé de ce psychologue, théoricien du flow. Je suis en train de lire son livre sur la créativité. Selon lui, cette dernière n’est jamais le résultat d’une seule personne. Elle naît de l’alliance de trois entités : « le domaine » (la discipline, le secteur), « le milieu » (les gens qui font autorité dans le domaine concerné : professeurs, critiques, experts, mécènes…), et enfin la personne. « Il y a créativité quand une personne produit une idée nouvelle, et quand cette nouveauté est retenue par le milieu dont elle dépend pour être intégrée à leur domaine. »
L’importance qu’il accord à la validation extérieure m’a heurtée, mais j’ai bien dû admettre que, sans reconnaissance, une création tomberait dans l’oubli. Et j’aime l’idée qu’une œuvre soit le fruit d’une alchimie collective. C’est ce qui explique les mouvements artistiques, les courants littéraires, les écosystèmes favorables à l’innovation.
« On ne peut pas être créatif dans un domaine qu’on ne connaît pas », poursuit Mihaly. Quel que soit nos dons et notre sensibilité, l’assimilation d’informations et de règles – en un mot d’une culture – est nécessaire pour espérer concevoir quelque chose d’original.
Voilà qui n’arrange guère ma problématique du moment. Je me sens en effet de plus en plus attirée par l’animation d’ateliers d’écriture… mais je n’ai encore jamais moi-même assisté à ce type de réunion. L’idée d’écrire un texte sur le vif puis de le lire en public m’a longtemps tétanisée, mais quelqu’un m’a récemment raconté sa participation à un atelier avec de très vieilles dames qui écrivent leurs mémoires, ça m’a donné envie d’inventer ma propre façon de faire. Peut-on concevoir un tel événement sans expérience ? Ne devrais-je pas, plutôt, commencer par m’inscrire à des ateliers existants afin de voir ce qui me plaît, ce que je ferais autrement ?
Par une troublante synchronicité, Louise Morel m’a écrit à ce sujet il y a quelques jours. Louise Morel est autrice et animatrice d’ateliers d’écriture. J’aime bien sa newsletter. L’année dernière, elle a sorti un guide de l’écriture introspective qui m’a semblé si intéressant que j’ai émis l’envie de le lire. Elle me l’a gentiment envoyé, mais je n’ai pas osé l’ouvrir. Entre temps, j’avais conçu mon propre atelier sur le flot de pensées, je craignais que sa méthode ne m’influence trop, qu’elle m’accuse ensuite de la copier. Quand j’ai fini par lui en parler, le mois dernier, elle a balayé mes arguments et m’a invitée, au contraire, à me faire confiance et à m’appuyer sur le travail de consœurs pour prendre du recul et affiner mes spécificités.
Louise a raison bien sûr. Se faire confiance, voilà l’essentiel. Quand Picasso, en 1957, se jeta dans 44 réinterprétations des Ménines, le chef d’œuvre de Vélasquez, il ne craignit ni qu’on l’accuse de plagiat, ni que le maître espagnol ne brouille son style. Il était suffisamment sûr de lui pour se confronter à d’autres géants de la peinture.
À ce propos, Mark m’a rappelé une scène de Midnight in Paris, de Woody Allen. Owen Wilson y joue un apprenti romancier qui, par un tour de passe-passe, se retrouve à demander à Ernest Hemingway s’il veut bien lui donner son avis sur son livre en cours. « Je le déteste, lui réplique l’écrivain, sans même l’avoir lu. S’il est mauvais je le détesterai car je déteste ce qui est mal écrit. S’il est bon, je serai envieux et ça me fera le détester encore plus. Mieux vaut ne jamais demander son avis à un autre écrivain. » Il achève sa tirade par un conseil : « Si tu es écrivain, affirme-toi comme le meilleur des écrivains. »
Il a beau s’agir d’une comédie, on retombe sur l’importance de se faire confiance. Ce qui ne peut venir qu’avec la pratique. Je vous donne à ce propos un dernier exemple. Il y a un an environ, je me suis mise à commenter en voix off mes tenues dans des reels sur Instagram. Plusieurs lectrices m’ont aussitôt reproché d’adopter le ton de François Simon. Je m’étais effectivement inspirée des vidéos du célèbre critique gastronomique à la voix de velours, mais j’étais alors suffisamment sûre de moi pour persévérer en dépit des critiques. Je savais que j’avais besoin d’en passer par là pour m’affranchir de mon modèle et trouver ma voix, littéralement. C’est ce qui a fini par se passer lors de mon voyage en Inde. « Impara l’arte e mettila da parte », dit un proverbe italien. « Apprends ton art, et mets-le de côté. » Une jolie façon d’apprendre à composer avec les autres.
Replay de mon atelier “Trouver son flow pour créer dans la joie”
Vous l’aurez compris, créer ne coule pas de source pour moi, mais je m’améliore ! La pensée de Mihaly sur le flow – ou expérience optimale – m’a tellement intéressée que j’ai conçu un atelier sur ce thème. Le live s’est tenu mercredi dernier. Un moment unique, que j’ai vécu en apesanteur. Merci à celles d’entre vous qui y ont participé. Et si vous l’avez manqué mais que le sujet vous intéresse, le replay est disponible sur mon site au tarif de 42 euros. Il s’agissait du dernier volet de mon programme Focus sur l’essentiel, après un premier atelier « Cultiver son pouvoir de concentration » et un second « Repenser ses habitudes ». De quoi vous rendre, je l’espère, plus conscient.e et plus serein.e.
Demain samedi 16 mars à 15h30, je serai à La Vague des Livres de Villefranche-sur-Saône
Je suis invitée à venir parler de mes livres Un cancer pas si grave et L’âge bête. J’évoquerai le processus d’écriture introspective, le pouvoir de transformation que la maladie a eu sur moi, le rapport à l’adolescence... L’entrée est libre et gratuite. Ça me ferait très plaisir de vous y voir !
Plus d’informations sur le programme ici.
Réflexion très intéressante, merci d'aborder le sujet :)
Je peins et dessine, et pour moi il est essentiel d'avoir des "maîtres". Je parle de personnes qui sont plus avancées que moi sur le chemin de la création et qui peuvent m'apprendre des choses. Je les cherche et les sélectionne très soigneusement. Je repère d'instinct les artistes qui vont me faire progresser. Ils peuvent se présenter en ligne ou dans la réalité. Parfois à travers un livre. Le cadeau ultime, c'est le stage avec une personne qu'on admire.
De temps à autre, il est utile d'avoir l'avis de ses pairs, de s'intéresser à leur travail, sans se prendre la tête. Parce que si on souhaite l'attention des autres sur son travail, il faut aussi leur en donner.
Par contre, j'ai appris à fuir absolument les réseaux sociaux et les "comptes" à suivre, soit disant pour s'en inspirer. Sur Instagram, nous sommes en concurrence avec le monde entier, et à ce jeu-là, on finit toujours pas se dévaloriser.
Pour rebondir sur le commentaire de Caroline, Austin Kleon a écrit une suite à son livre qui s'intitule "Keep going", qui est un de mes livres de chevet <3
Des mots qui tombent à pic en ce moment de doute dans mon processus créatif ;) Merci pour ce pertinent partage d'idées Géraldine. Je les laisse résonner en moi et m'accompagner pendant cette période de tumulte intérieur.