La vue sur les toits parisiens depuis la fenêtre de mon hôtel, hier matin.
Je suis en train de faire refaire mon site internet. Pour l’illustrer, j’avais besoin de photos de moi. J’ai choisi une photographe dont j’admire le travail (vous la découvrirez au moment de la mise en ligne du site). Elle a accepté ma proposition et est venue me photographier chez moi, il y a quelques semaines. Ce shooting me stressait. Qu’allait-elle penser de moi ? De ma maison ? Allions-nous nous entendre ?
Heureusement, dès son arrivée à la gare, le courant est bien passé. La journée s’est déroulée dans la fluidité et la bonne humeur. J’ai redécouvert le plaisir de m’abandonner à l’œil du photographe, de lui faire confiance, de tenter des trucs, de prendre le temps de chercher ensemble la bonne image.
Tout au long de cette journée, j’ai vu que le lieu inspirait ma visiteuse, que la déco lui plaisait. Elle a loué mon « sens esthétique ».
Après son départ, j’ai ressenti un apaisement aussi profond qu’inexplicable. J’étais sûre que les photos seraient chouettes - et elles le sont -, mais il y avait autre chose, que je n’ai compris que plus tard dans la soirée, en en discutant avec Mark : j’avais investi cette photographe d’un pouvoir de validation vertigineux. Elle me paraissait tellement cool que je redoutais son jugement comme une ado le jour de son entrée en sixième. Ses mots sur mon sens esthétique avaient agi sur moi comme un baume réparateur. Ils me rassuraient d’une manière ridiculement disproportionnée mais bien réelle.
Il m’a fallu plusieurs jours pour saisir plus précisément ce qui avait cédé en moi ce jour-là. De même que, lorsque Mark m’a embrassée la première fois, j’ai eu l’impression de déposer mes bagages lourds de solitude accumulée, l’enthousiasme dans les yeux de cette photographe a stoppé net ma course à la validation. Cette course dépassait le champ de la déco : elle portait sur la validation de mon goût au sens large.
Le hic, c’est que je n’avais même pas conscience de cette course. Après plus de 20 ans d’analyse, je me doutais que je ne m’étais pas totalement affranchie du regard d’autrui, mais j’étais convaincue qu’à force de maturité et d’introspection, je me souciais moins de ce que pensaient les autres. Ce qui est effectivement le cas dans bien des domaines : je ne cherche plus à plaire à mes parents, je ne me demande plus si les mecs me trouvent sexy, je me raconte en ligne en ayant conscience que tout le monde ne sera pas d’accord avec moi. Mais le travail de déblayage n’est pas fini.
Je n’ai toujours pas confiance dans mon goût. Sur ce terrain, je continue d’avoir besoin d’être rassurée comme une enfant. Pourquoi ? L’une des explications se trouve peut-être du côté de ma maman. Je l’ai toujours entendue dire que ses parents, d’origine modeste, « n’avaient aucun goût ». Cela ne se disait pas quand elle était jeune, mais ma mère est un transfuge de classe. Issue d’un milieu populaire, elle a su s’intégrer, par son intelligence et ses capacités d’adaptation, au milieu bourgeois de mon père. Or, selon moi, cette intégration est passée par son goût très sûr. Fine observatrice, elle a su se forger l’œil hors du foyer familial. « J’ai compris très tôt qu’un beau vêtement aidait à se faire remarquer », m’a-t-elle encore récemment confié. J’en ai déduit que le bon goût ouvrait des portes. Ma fréquentation des snobs, durant mes études puis dans la mode, où je travaillais, a encore affiné cette croyance : si le bon goût ouvrait des portes, la faute de goût pouvait disqualifier. Risquer l’exclusion faisait partie du jeu.
Je me suis extraite du microcosme de la mode, j’ai quitté Paris, je rêve de me retirer du monde… et je montre mon salon sur Instagram. J’aimerais pouvoir vous décrypter ce paradoxe, mais pour le moment, je ne peux que le constater.
Par ailleurs, les mois précédant le shooting, ma peur de manquer avait atteint des sommets. J’étais obsédée par l’idée d’en faire toujours plus pour tenter de gagner du temps et de l’argent. Le nez collé à Instagram, j’étais tombée dans le piège de la comparaison. Je voyais des personnes qui me semblaient avancer plus loin, plus vite, plus efficacement, plus brillamment que moi dans leurs activités professionnelles. Parmi elles, beaucoup avaient un goût exquis. Pour rester dans la course, il me fallait gagner plus, afin d’acheter les choses qui me permettraient de voir mon goût validé. Je ne me le formulais pas aussi clairement bien sûr, mais tout au fond de moi, c’est ce que je croyais.
Le shooting m’a permis de marquer une pause dans cette quête absurde. Cette photographe, avec sa fantaisie, sa fraîcheur, son inventivité, m’a signifié que c’était assez. Que ce que j’avais construit avec Mark était suffisant. Que je pouvais arrêter les frais. Que je n’avais pas besoin de plus. Je l’avais vu faire, exploitant chaque pièce de la maison, tirant partie d’une ombre portée, d’une fleur dans un vase, d’une affiche au mur, d’un thuya du jardin.
Je ne me fais pas d’illusion : la rentrée va mettre cette accalmie à rude épreuve. Dans quelques jours, mon bel équilibre sera de nouveau bousculé par les tentations et les bouffées d’anxiété. Mais je repenserai alors à ma photographe, à la possibilité d’enlever plutôt que d’ajouter, et je me concentrerai sur ce sentiment grandissant de sécurité intérieure.
Bon week-end,
Géraldine
Merci Géraldine, mille mercis de partager cette belle lettre avec nous. On pense souvent qu'après tant d'années de travail sur soi, le regard de l'autre n'est pas bloquant, hélas! On se retrouve dans vos lignes, sans même penser à vous. On ne se voit que "soi" , votre lettre est un miroir. Cette lettre contribue à notre travail d'introspection. MERCI
Bonjour Géraldine, intéressant ce manque de confiance en ton goût ! Je m'y reconnais un peu : mes amis & invités s'extasient à chaque fois sur ma maison, mais je suis toujours à la recherche de la personne qui aura le sens de la déco que je voudrais copier, et qui me donne toujours envie d'acheter telle ou telle nouvelle pièce pour m'approcher de sa déco à elle... Dernière obsession en date : Maria Ousseimi. Sinon, je voulais te conseiller un livre qui m'a fait un bien fou, et que j'ai déjà relu 3 fois pour des piqûres de rappel : The Art of Frugal Hedonism: A Guide to Spending Less While Enjoying Everything More. Il a vraiment changé ma manière de voir les choses et m'a ouvert des pistes de réflexion.