Serveur, Paris, 1959, Saul Leiter (détail)
Paris, rue La Boétie, 10h50. La personne avec qui j’ai rendez-vous me prévient qu’elle sera en retard. J’ai besoin d’un café, j’entre dans un troquet. La salle est vide, le serveur seul derrière son comptoir. Je lui commande un expresso, le savoure en silence. Quelque chose chez cet homme aux cheveux blancs me frappe. Une tranquillité qui vient de loin. De bonne humeur, j’engage la conversation sans réfléchir. « Vous travaillez là depuis longtemps ? » Je ne sais plus ce qu’il me répond, mais j’apprends rapidement qu’il a 35 ans de métier, qu’il n’a jamais voulu avoir son propre établissement, qu’il est content de sa place, qu’il a levé le pied ces dernières années. Le week-end, il se retire dans sa maison de campagne près de Dreux entourée de champs, ça le change des voitures. À mon tour je lui raconte mon départ de Paris, mon jardin et le soleil drômois. Notre échange ne dure pas plus de quelques minutes, mais la sérénité de ce moment suspendu colore le reste de ma journée.
Plus jeune, je n’aurais jamais osé poser une question personnelle à un garçon de café. Parce que je suis d’une nature introvertie et parce qu’ « On ne parle pas aux inconnus ». Entendue toute mon enfance, cette règle de prudence a nourri chez moi une méfiance, une réserve, la crainte de déranger et de me faire draguer. Sur ce dernier point, l’âge m’a libérée – à 47 ans, on ne m’opportune plus – mais aller vers les autres m’a longtemps coûté.
Mark, mon mari, est très différent. Nous n’étions pas installés depuis un an à Montélimar que plusieurs serveurs du centre-ville l’appelaient déjà par son prénom. Je vis avec un Anglais qui a le chic pour mettre les gens à l’aise. Hier, lorsque j’ai annoncé le sujet de cette newsletter sur Instagram, j’ai parlé de small talk, cet art typiquement britannique de savoir parler de choses sans importance, mais après en avoir discuté avec lui, j’ai réalisé que ce n’est pas ce qu’il fait. Qu’il lance une blague, pose une question ou raconte une anecdote, son intérêt pour l’inconnu en face de lui est profond et sincère. La personne ressent cette marque de respect et s’engage à son tour.
Le voir agir ainsi m’a (un peu) décoincée. J’ai compris que ma retenue m’encombrait et qu’il était temps de la dégommer. Je n’ai pas sa facilité et je suis nulle en blagues, mais désormais, quand j’ai quelque chose à dire à un commerçant ou à un passant, je prends sur moi et j’y vais. L’ouverture à l’autre est un muscle. Plus on l’entretient, plus les interactions deviennent naturelles et faciles. J’aime particulièrement complimenter les gens sur leur mise. Je ne connais pas meilleur moyen d’établir une connivence et voir soudain leur visage s’éclairer n’a pas de prix. Je ne me force pas. Quand rien ne vient, je me tais. Mais quand une pensée surgit, je filtre de moins en moins. Je dis ce qui me passe par la tête et j’attends de voir si la personne réagit. Je ne me vexe pas si ce n’est pas le cas. J’en conclus simplement que je ne suis pas tombée au bon moment.
Ça ne m’empêche pas de continuer d’entretenir un rapport romantique à ce type d’échanges. Au fond de moi, je leur accorde un pouvoir particulier. Je suis convaincue que plus une conversation surgit de nulle part et nous surprend, plus elle peut avoir un impact. Il y a douze ans, dans une rue de Milan, une Italienne un peu dérangée a béni mon ventre de femme enceinte avec une ferveur troublante. Lorsque j’étais ado, une dame dans le métro m’a dit que je ressemblais à une héroïne préraphaélite. Sur le moment je n’ai pas compris de quoi elle me parlait, mais la force de son enthousiasme m’a marquée. Des années plus tard, face aux tableaux de Millais, Waterhouse et Rossetti à la Tate Britain, j’ai repensé à elle et développé une passion pour ce mouvement artistique. On ne sait pas où une conversation avec un inconnu nous mènera. C’est ce qui fait son charme.
En 1973, le sociologue américain Mark Granovetter a théorisé « la force des liens faibles ». Selon lui, les liens faibles – contacts brefs et occasionnels – nous sont plus utiles que les liens forts – relations soutenues et fréquentes – car ils nous permettent d’évoluer dans des cercles différents, ce qui favorise les opportunités et notre adaptabilité à des situations nouvelles. J’aime l’idée de maillage que cela sous-entend. Vivre en société, c’est nourrir des relations familiales et amicales, mais c’est aussi jeter des ponts de manière ouverte et spontanée vers d’autres gens, d’horizons variés, dont on ne peut que deviner l’histoire. Et qu’importe si, à leur contact, on ne fait que commenter la couleur du ciel.
En mars dernier, Le Monde a publié une enquête fouillée sur l’art perdu du papotage. « C’est la fin du bavardage », regrettait Guillemette Faure, l’autrice de l’article. La faute aux écrans, aux écouteurs et à notre société occidentale toujours plus individualiste. Je suis la première à avoir un peu trop souvent l’œil rivé sur mon téléphone portable, mais je refuse de voir les choses ainsi. Si les façons de communiquer évoluent, le besoin d’interactions demeure intact. Je n’ai qu’à observer mon fils pour m’en convaincre : lors de notre dernier voyage en Angleterre, il a passé deux heures à discuter avec une vieille dame anglaise dans le train qui nous emmenait à Bournemouth. Je vous laisse deviner de qui il tient cette aisance sociale…
Mon coup de cœur de la semaine : Matisse en podcast
À la suite de mon post Instagram sur l’expo Matisse à L’Orangerie, l’une d’entre vous m’a signalé la série de 4 épisodes que La compagnie des œuvres lui avait consacrée en 2020. Quelle émotion à l’écoute du maître ! Et quel plaisir d’en apprendre davantage sur l’homme à travers le regard d’éminent.es spécialistes ! Merci Claire pour cette chouette reco.
Je m’ouvre aux collaborations avec les marques
Pourquoi ? Comment ? Je vous en parle dans cette vidéo, replay de mon live Instagram de jeudi.
Atelier “Devenir free-lance”
Le replay de mon cours en ligne « Ce que j’ai retenu de mes trois années d’activité en solo » est disponible. En 1h30, je vous raconte mon parcours de journaliste indépendante et de coach Instagram, émaillé de 30 enseignements valables quels que soit votre profession.
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Je vis aux Etats-Unis et le "small talk" fait partie du quotidien, je l'apprécie beaucoup ! Pas plus tard que ce matin, j'ai dit à la serveuse au café qu'elle avait de chouettes boucles d'oreilles, elle a reconnu mon accent français, et m'a répondu "perroquet" de la forme de ses boucles d'oreille. Ces échanges arrivent souvent, un commentaire sur un vêtement, ou juste du bavardage dans un avion, une file d'attente... Ca égaie le quotidien, aussi superficiels que ces échanges puissent paraitre.
Dans mon cas je crois ces sont les inconnus qui commencent le conversation avec moi, etant plus a l'ecoute que bavarde, et de temps en temps c"est moi qui commence , quand je suis ailleurs et plus detendue :) J aime bien.
J adore aussi quand cet rencontre d inconnu est partage. Chouette la lettre, merci ! et egalement pour le lien de 🔹️Matisse🔹️