Je ne veux plus avoir à choisir mes vêtements. À 48 ans, j’ai autre chose à faire. J’ai adoré la mode, je garde le goût des fringues, mais, avec l’âge, mes priorités ont changé. Aujourd’hui, le plus important pour moi est de profiter de mes proches, de lire, d’écrire. Tout cela requiert du temps, de l’énergie et une disponibilité mentale que je ne veux plus voir grignotée par des considérations stylistiques.
Ce virage a des répercussions sur ma façon d’acheter les vêtements. Mon approche est devenue utilitaire. Je baigne comme tout le monde dans les tendances, mais j’y prête moins attention. Je raisonne en mode « un besoin > un achat ». Mon rêve est de parvenir à me constituer un vestiaire adapté à chacune des situations météo que je rencontre au quotidien. Avant, je m’habillais en fonction des gens, maintenant, en fonction des éléments.
Or l’automne est un moment où les besoins surgissent. Je range mes robes d’été, je retrouve mes basiques de demi-saison et je réalise que la moitié de mon armoire ne va pas passer l’hiver. Soit parce que je m’en suis lassée, soit parce que les pièces sont, hem, fatiguées – je ne porte que mes vêtements préférés, j’en ai peu, donc je les use vite.
En septembre, je me suis notamment rendu compte que j’avais un problème de chaussures. Je ne porte plus que des baskets Asics, et tout à coup, je me suis retrouvée avec mes trois paires trouées – à chaque fois à l’intérieur, autour du talon, et une aussi sur le dessus, près du bout. Ce constat m’a plongée dans des abîmes de perplexité. J’avais acheté une paire en début d’année, les autres avaient moins de deux ans. Leur absence de durabilité n’était pas tenable.
À côté de ces baskets que je porte tous les jours (les mêmes pour marcher en ville et aller courir), notre garage est plein de « vraies » chaussures que je ne porte plus. J’ai là toute une collection de boots à talons et de brogues Church’s qui prennent la poussière et me font culpabiliser. « Reporterai-je un jour des chaussures à semelles de cuir ? » est une question que je me pose souvent, quand je vais chercher la nourriture du chat et que mon regard tombe sur ces souliers de mon ancienne vie. Cette vie était à Paris, mais les choses auraient-elles évolué différemment si nous n’avions pas déménagé ? Je crois que je serais « tombée dans les baskets » n’importe où. Le confort a gagné. Bientôt, peut-être, mon fils considérera nos derbies sur les photos des années 2000 avec le même amusement que nous les guêtres dans l’ancien temps. Ça me fiche un coup, parce qu’au fond, je préférerais porter les mêmes croquenots immémoriaux que ceux de Patti Smith (je suis légèrement obsédée par Patti Smith en ce moment, au point de lui consacrer ma newsletter de dimanche).
J’en étais là de mes considérations shoesesques quand, mercredi, dans mon TGV Montélimar-Paris, le sort m’a placée à côté d’une dame chaussée de Docs. Des bottines en nubuck marron, patinées par le temps mais encore vaillantes. Soudain, les Dr. Martens sont devenues une évidence. J’avais adoré le modèle noir, classique, de mes 15 ans. Plus tard, je lui avais préféré des chaussures plus « adultes ». J’avais plusieurs fois envisagé d’en reporter, mais en racheter s’apparentait à un sacrilège : les Docs appartenaient à mon adolescence, un temps révolu, d’ailleurs elles figuraient au dos de la couverture de mon livre L’âge bête, je ne pouvais y retourner autrement que par le souvenir.
Avant-hier, j’ai changé de perspective. J’avais un problème pratique. J’étais en quête de chaussures durables et d’un modèle permanent – j’étais prête à le chercher, mais je voulais que ce soit la dernière fois. Ensuite, je voulais avoir l’assurance de retrouver la même référence quand j’en aurai de nouveau besoin, le plus tard possible. Dans le train, depuis mon téléphone, je me suis renseignée. Le modèle 1460 de Dr. Martens datait de 1960. Il s’en était vendu des millions d’exemplaires. Je tenais là une valeur sûre. J’ai demandé à ma voisine depuis combien de temps elle avait les siennes. Elle m’a répondu qu’elle les portait depuis 7 ans, qu’il fallait les faire au début, changer les semelles intérieures de temps en temps, mais qu’elles tenaient bon. J’ai envoyé le lien des Docs en cuir Ambassador à Mark. « I love them! Very Patti Smith darling. » La bonne réponse.
Le lendemain, à Paris, près des Halles, j’ai fait un premier stop chez Asics. En dépit de mes baskets trouées, je reste attachée à cette marque et j’ai la flemme d’étudier l’offre de ses concurrents. J’ai exposé mon cas au vendeur. Il m’a gentiment expliqué qu’il y avait des modèles pour le quotidien, d’autres pour la course, et que si je courais tous les jours une demi-heure, il me fallait en plus un modèle spécifique, avec un meilleur amorti que pour les coureurs occasionnels. Cet amorti, évidemment, était plus cher. Il n’était pas étonné que mes chaussures se soient abîmées si vite : je courais depuis des mois avec des modèles pensés pour la ville. Je ne voyais pas en quoi cela justifiait qu’ils s’abîment plus vite, mais, bonne poire, je lui ai acheté la paire de running qu’il me conseillait, par égard pour mes articulations. J’ai aussi louché sur le modèle NYC, puis j’ai repensé à mes trous et j’ai tourné les talons.
Je suis ensuite entrée dans la boutique Dr. Martens de la rue Pierre Lescot. Il y avait là des gens de tous âges, tous pays, tous styles. L’universalité de la Doc était flagrante. J’ai essayé un long moment le modèle que j’avais choisi. Je savais que j’en prenais pour des semaines d’ampoules, le temps de les « casser ». Étais-je vraiment prête à renoncer aux douillettes semelles Gel de mes Asics ? Je me suis regardée dans la glace. Je me suis revue 30 ans plus tôt, au lycée à Pontoise, en vacances à Londres, en prépa à Versailles. Étais-je la même ? Étais-je une autre ? Je ne savais plus, mais ces chaussures me reliaient.
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Pour ma part il faut que les chaussures que je choisis se fassent vite et qu'elles se fassent rapidement à mon pied. Sinon je renonce à les acheter... Je ne veux plus avoir mal aux pieds.
Drôle quand souvent nos moments de révélation "utilitaire" versus mode, sont liés aux chaussures. Comme si tout partait toujours de la base, en fait.